La mère portait son enfant sur le dos, un nourrisson d’une dizaine de jours à peine, qu’elle n’avait pas encore baptisé. La Déchue craignait de le laisser seul au berceau ou de le confier à une nourrice tant il était petit et vulnérable, elle préférait garder son enfant tout près d’elle. C’était un nouveau-né bien silencieux qui ne se mettait à pleurnicher que lorsqu’il avait faim. La mère s’occupait donc de son troupeau sous le poids de son petit encore si fragile. Son compagnon les avait quittés quelques mois avant l’heureux événement, éclaireur pour Vanaheim il avait été dévoré par une bête féroce. Cet enfant était donc tout ce qui restait de son défunt mari et la Déchue le chérissait comme la prunelle de ses yeux. La naissance d’un Chérubin n’avait rien d’anodin sur ces terres hostiles, elle priait chaque jour pour que son enfant grandisse bien et devienne fort, impatiente de le voir faire ses premiers pas.
La mère emmena ses bêtes paître aux abords du village, dans un enclos de fortune qu’ils avaient érigé là, au milieu des maigres herbes et des arbustes épineux du Ginnungagap. La palissade qui protégeait le village ne s’étendait pas jusqu’ici, les Déchus avaient donc planté quelques piques pour dissuader les prédateurs de s’approcher. La Déchue gardait un œil sur son troupeau, arc à la main, juste au cas où. Son petit se mit alors à geindre pour réclamer son lait, il gigotait dans son dos en agitant les bras et la bergère s’assit sur une souche pour le ramener dans ses bras. Tout contre sa mère, le nouveau-né s’apaisa bien vite, pendant qu’il tétait, ses grands yeux bleus fixaient ceux de la Déchue, identiques. Elle passa ses doigts entre les mèches éparses qui recouvraient le crâne du nourrisson, aussi blondes que les siennes, et lissa les plumes de ses minuscules ailes noires au duvet gris, en lui souriant.
Lorsqu’elle releva la tête vers ses bêtes, un bourdonnement étrange attira son attention, malgré les mouches qui leur tournaient autour, le son ne semblait pas provenir des insectes. La Déchue serra son enfant contre sa poitrine, alertée par la soudaine agitation qui s’empara du troupeau et par les bruits de cavalcades qui se précisaient et se rapprochaient d’eux. Quand la première monture apparue sur la petite bute qui se trouvait à quelques mètres, la bergère comprit qu’elle n’aurait pas le temps de rejoindre le village, mais elle se précipita tout de même vers les portes en abandonnant ses bêtes qui fuyaient déjà dans la direction opposée. L’aura singulière qui émanait du groupe de cavaliers ne laissait pas de place au doute, le premier démon la rattrapa rapidement et un lancé de bolas firent trébucher la Déchue. Elle tenta de se relever, de s’envoler, mais le cavalier mit pied à terre pour la frapper violemment à l’épaule. Le nouveau-né qui hurlait à plein poumons lui fut brutalement arraché, elle eut juste le temps de croiser son regard avant de perdre connaissance.
***
L’azur de ses yeux se reflétait dans la pierre taillée qu’il triturait entre ses doigts, le Chérubin l’avait trouvée dans un couloir et glissée dans sa poche, il s’était caché dans les cuisines pour l’observer, juste en-dessous du plan de travail où mijotait le repas du soir dans d’énormes casseroles. L’émeraude était fendue, un démon l’avait sans doute perdue et le garçon savait pertinemment qu’il n’aurait pas du s’en emparer, mais elle était belle, tellement belle. Il sursauta lorsque l’aura de son maître approcha de la porte, le petit Déchu eut à peine le temps de cacher le reste du bijou dans sa poche que celle-ci s’ouvrit à la volée. Le petit être ailé se recroquevilla dans sa cachette, il retint son souffle pour ne pas être entendu, même si le bouillonnement des plats en sauce couvrait largement celui-ci, et l’enfant guetta d’un air inquiet les mollets qui s’approchaient à pas de loup.
-Tu ne peux pas te cacher, Vargas. Dit une voix caverneuse qui retentit dans la poitrine du petit Déchu.
Le visage bourru d’un démon apparut à son niveau et des mains grandes comme les serres d’un griffon se refermèrent sur ses mollets d’enfant. Sans aucune prise où se raccrocher, l’esclave se retrouva extirpé de sa cachette, traîné comme un vermisseau à travers la cuisine. Il criait, grognait et se débattait pour se défaire de l’emprise du Démon, mais son maître le tenait fermement sans hésiter à lui donner quelques coups de pieds pour calmer ce petit diable.
-Je t’ai déjà dit que tu ne pouvais pas cacher ton aura, je te retrouve toujours, sale petit voleur ! Rends-moi ce que tu as pris. Ordonna-t-il en le soulevant par une jambe.
Les ailes encore juvéniles du petit se déployèrent pour battre furieusement, suivies par ses bras qui s’agitaient dans tous les sens tandis que sa tête virait rapidement au rouge. Le Démon le secoua la tête en bas pendant quelques secondes avant que la petite pierre ne rebondisse sur le sol en renvoyant un éclat de lumière. Le Déchu laissa échapper un couinement plaintif lorsque son maître le jeta plus loin pour ramasser son émeraude, il eut à peine le temps de se relever sur ses jambes qu’une gifle l’envoya valser dans les marmites en cuivre qui s’empilaient sous un meuble.
-Ne touche plus jamais à ce qui n’est pas à toi ! Me suis-je bien fait comprendre ? Demanda le Démon Majeur en dardant sur l’esclave son regard jaunâtre.
Le petit n’osa pas bouger, il resserra ses bras autour de la gamelle à laquelle il s’était rattrapée, se contentant de fixer farouchement le Démon qui le surplombait, ailes rabattues. Le maître héla l’un de ses domestiques et un diablotin repoussant glissa sa tête dans l’embrasure de la porte. Le bougre entra prudemment, le dos voûté, et attendit les ordres de son maître.
-Débarrasse-moi de ça ! Je ne veux plus le voir traîner dans cette cuisine. Change-le et enferme le dans mes appartements. Grogna le chef de famille.
Le Diablotin lança un regard mauvais au petit Déchu avant de le soulever par l’avant-bras. L’enfant lui opposa une timide résistance, incapable de rivaliser avec la force de l’employé il trottina sur ses petites jambes pour éviter d’être traîné à travers les couloirs et autres escaliers du manoir. Mais lorsqu’ils s’approchèrent de la porte qui donnait sur la chambre de son maître, l’esclave se crispa, il s’accrocha même à l’encadrement de la porte jusqu’à y laisser la marque de ses ongles alors que le Diablotin l’arrachait de sa prise en pestant. L’affreux serviteur lui jeta un vêtement qu’il lui conseilla d’enfiler sans rechigner puis referma sèchement la porte avant de la verrouiller à double tour. Le Déchu froissa le tissu entre ses doigts, il hésita à déchirer l’étoffe mais finit par baisser les bras. Il ne pouvait de toute façon pas lutter.
***
Brisé, perclus de bleus et de courbatures, le Déchu s’extirpa de l’amas de corps qui gisait sur le lit devenu bien trop étroit. Repousser une jambe, un bras, puis ramper jusqu’au bord pour s’y laisser tomber, il se redressa sur un coude en soufflant bruyamment, se poumons sifflant à travers la pénombre. L’oiseau laissa tomber sa tête en arrière, sur le matelas à sa hauteur, il tenta de reprendre son souffle en évaluant les dégâts de la nuit. Probablement une ou deux côtes cassées, des morsures çà et là et les reins en miettes. L’esclave mit plusieurs minutes avant de parvenir à se dresser sur ses jambes flageolantes, elles le soutenaient à peine, son dos semblait le tirer vers le bas et une chape de plomb pesait sur ses épaules. Sans parler de sa tête qui bourdonnait comme si un essaim d’abeilles y avait fait son nid. Le Déchu se traîna hors de la chambre, boudant la salle d’eau qui s’y trouvait, et progressa péniblement dans le couloir jusqu’à rejoindre la pièce qui lui servait de refuge ou de geôle, en fonction des jours. Là, il s’écroula sur le bout de carrelage où trônait une petite bassine en bois. Un robinet lui permit de la remplir rapidement, sans avoir besoin de la transporter, et l’esclave s’assit à côté de celle-ci à défaut de pouvoir s’y plonger. L’eau effaça les fluides, elle emporta le sang mais laissa les marques et les souvenirs, certains ne s’effaceraient sûrement jamais. Des années à servir de défouloir, de jouet que l’on prête dans tous les lits, d’attraction de la soirée, le Déchu sentait que c’était bientôt la fin, car le réveil était chaque fois plus difficile et la convalescence plus longue. Son remplaçant était déjà arrivé, trois jours plutôt il avait aperçut le visage rond d’un Chérubin aux ailes immaculés.
Lorsqu’il porta ses mains contre son visage, ses doigts couverts de baume explorèrent ses hématomes, frôlèrent sa lèvre éclatée et s’attardèrent enfin sur la morsure qui marquait son cou Le reflet que lui renvoya le miroir n’avait rien de plus glorieux. Son regard cerné s’attarda sur les rayures violacées qui encerclaient sa gorge, puis il ferma les yeux.
Le Déchu jouissait toujours de trois jours de pseudo liberté après les orgies, pour se refaire une beauté, disait son maître. Il restait la plupart du temps allongé sur le matelas vieillit qu’il avait installé dans le fond d’une armoire et mangeait ce qu’on lui déposait devant la porte. Les rations étaient plus généreuses pendant ces trois jours, souvent des gros morceaux de viande rouge que l’esclave s’empressait d’avaler comme un chien affamé, et des fruits charnus. Après toute une journée sans bouger pour économiser ses forces, l’emplumé profita de la pénombre pour se dégourdir les ailes. Le manoir était désert, les maîtres dormaient déjà à poings fermés, l’esclave se glissa alors dans la bibliothèque pour s’asseoir devant la baie vitrée. Il n’osait jamais mettre les pieds dehors, ça lui était formellement interdit et les sanctions lui avaient appris à craindre la limite imposée par la porte d’entrée, tout comme celle de la porte arrière. Alors il se contentait de regarder le jardin depuis la fenêtre, toujours de nuit. Le Déchu n’avait jamais ouvert aucun des innombrables livres qui se trouvaient sur les étagères, incapable de lire ce qu’ils contenaient, c’est à peine s’il savait parler correctement, alors lire… Sa bouche n’avait pas besoin de savoir parler, son esprit n’avait pas besoin de lire et ses doigts de compter, selon son maître.
Soudain, une silhouette attira son attention, une ombre qui fila à travers la pelouse du jardin, disparaissant finalement de sa vue, sous la fenêtre. Le Déchu se redressa, tenta d’obtenir un meilleur point de vue mais il manqua de trébucher.
Une explosion perça le silence de la nuit et fit soudainement trembler les murs du manoir. Les démons eurent à peine le temps de sortir de leur sommeil pour se précipiter dans les couloirs en hurlant que le feu embrasa la bâtisse. Le Déchu sortit en trombe de la bibliothèque et dévala quatre à quatre les escaliers pour se jeter dans le hall dévoré par les flammes. La chaleur étouffante du brasier le fit reculer et il se retrouva rapidement bloqué, fait comme un rat. Le feu s’intensifia lorsque des projectiles remplis d’alcool furent lancés par les fenêtres explosées et bientôt, les flammes vinrent lécher le bout de ses ailes. Les plumes des extrémités prirent feu les premières, puis la douleur s’en prit tour à tour à ses chairs et ses os. L’esclave sentit son corps être consumé par le feu, il ne parvint même pas à crier à cause des fumées qui obstruaient ses poumons. Il ne devait pas rester là, et un instinct primaire lui donna la force de se relever. Dans un effort désespéré, l’esclave se fraya un chemin jusqu’à la porte de derrière puis s’écroula devant son seuil. Il n’avait pas le droit de sortir, s’il franchissait la limite il serait battu. Pourtant, un regard horrifié sur ce qu’il restait de ses ailes brûlées le poussa à prendre la fuite. C’était sa seule chance de s’en sortir, de mettre fin à tout ça, de saisir la liberté. Lorsqu’il eut rejoint les écuries, le Déchu se hissa sur le dos de la première monture qu’il parvint à attraper, il s’enfuit à travers la nuit, rapidement suivit par quatre silhouettes encapuchonnées. Ses poursuivants le talonnèrent jusqu’au Ginnungagap. Une première flèche siffla contre l’oreille de l’esclave et manqua sa cible, la seconde se planta dans le flanc de sa monture qui désarçonna le blessé déjà à bout de force. Après avoir percuté le sol, le Déchu se ramassa sur lui-même, dardant un regard mauvais sur l’homme qui s’approcha de lui, poignard à la main.
-Bah ça alors, on dirait que tout n’a pas brûlé ! T’aurais mieux fait d’y rester ! Cracha-t-il tandis que l’un de ses acolytes le rejoignait alors que les deux autres les encerclaient, toujours à cheval.
L’esclave tenta de ramper en vain, le Démon lui envoya un premier coup de pied dans l’abdomen, lui coupant littéralement le souffle. Une pluie de coups s’abattit sur son corps noirci, à laquelle s’ajoutèrent les insultes et les moqueries de ses bourreaux.
-Regardez-ça, un vrai Vargas rôti ! Et c’est qu’il bouge encore, il en a pas eu assez ! -Bon, allez, ça suffit, Raksha ! Termine-le travail, le chef a dit : pas de témoin… Débarrasse-toi aussi de la monture ! L’un des hommes talonna sa bête et prit le chemin de la Géhenne, suivit par son compagnon. Le dénommé Raksha souleva ce qu’il restait de l’esclave par le cou et se délecta de son visage tuméfié avant de planter sa dague dans son abdomen. Le troisième homme abattit la monture d’une flèche dans le crâne, puis ils s’enfuirent au galop.
***
Il ne sait par quel miracle il avait survécu, mais un autre Déchu l’avait trouvé et ramené à Vanaheim. Personne ne pensait sincèrement qu’il survivrait, vu l’ampleur de ses plaies il avait déjà eu de la chance de ne pas être dévoré par les charognards.
Quand le blessé ouvrit les yeux deux semaines plus tard, il était seul, allongé sur le côté dans un lit qu’il ne reconnaissait pas. Son premier réflexe le poussa à inspecter son abdomen, à l’endroit même où le poignard s’était enfoncé dans sa chair, et il constata que la plaie avait été bandée. Il ferma les yeux, les rouvrit puis les referma plusieurs fois alors qu’il luttait contre sa propre fatigue. Chaque mouvement semblait lui coûter un effort incommensurable. Alors, le rescapé s’immobilisa, il se contenta de promener son regard sur l’inconnue qui l’entourait. Il y avait d’autres lits, alignés à côté du sien, tout était très sommaire mais propre et une petite fenêtre laissait entrer la lumière de l’aube. Lorsque des bruits de pas s’approchèrent de l’unique porte que comptait cette salle, le blessé se figea, inquiet. Il avait gardé les yeux rivés sur l’encadrement de la porte et quand un Ange aux ailes sombres ouvrit celle-ci, suivi par une jeune femme vêtue d’une blouse qui laissait passer ses ailes, les deux nouveaux venus rencontrèrent son regard mi-clos.
-Tu t’es enfin réveillé ! S’exclama la jeune femme en lâchant l’homme qui poussa un gémissement douloureux.
Elle s’approcha de son patient encore craintif, qui fermait soudainement les yeux et tentait de se relever en geignant. La jeune femme le rassura et posa une main sur son épaule :
-Non, non, non. Ne bouge pas, tu ne ferais que rouvrir tes blessures. Je suis médecin, je ne vais pas ruiner tout mon boulot en te faisant du mal, voyons ! Le bougre n’était pas sûr de comprendre ce qu’elle lui racontait, mais elle avait l’air douce et ses quelques mots suffirent à le calmer. Il reposa sa tête sur l’oreiller la suivant du regard alors que la jeune femme examinait son dos.
-Tu étais sacrément amoché… mais tes plaies ont l’air en bonne voie de guérison ! Dis-moi, tu as un nom ? Comment tu t’appelles, monsieur l’inconnu ?Son patient la dévisagea en silence, les paupières toujours plissé. Il entendait ses mots, mais ne les comprenaient pas. Le rescapé ouvrit les lèvres sans qu’aucun son n’en sorte, se racla la gorge et souffla faiblement. Il se rendit alors compte que sa langue était pâteuse, sa gorge terriblement sèche. La jeune femme bredouilla quelque chose et l’instant d’après, lui tendait un verre d’eau.
-Ne te presse pas ! Tu dois certainement être complètement déboussolé, tiens, bois-ça. Moi, je m’appelle Samsara. Est-ce que tu comprends ce que je dis ? Demanda-t-elle en l’aidant à se redresser sur un coude.
Le Déchu la regarda à son tour, il posa sa main sur celle de la jeune femme qui l’aidait à tenir le verre d’eau en buvant, et vida le verre d’une traite. Essoufflé, il tenta alors de dire quelque chose, utilisant naturellement le démonique.
-Où… où je suis ? Une frisson la parcourut et elle s’éloigna à nouveau pour remplir le verre à présent vide. Le rescapé la suivit du regard, il essayait de comprendre ce qui lui arrivait et il l’accueillit avec un regard inquiet lorsqu’elle revint à son chevet.
-Tu ne parles pas la langue commune ? Ni l’angélique ? Demanda-t-elle en changeant de langue, sans résultat, son patient la dévisageait toujours du même œil.
Non… j’ai compris. Elle prit alors conscience qu’il serait difficile de communiquer avec lui et le remercia d’être un patient si docile. Il se tenait toujours immobile, elle n’avait pas besoin de le clouer au lit, il y restait de bon gré et le convalescent la laissait toujours agir sur ses plaies. Du moins, jusqu’à ce qu’il reprenne des forces. Le garçon avait un solide appétit et quelques jours après son réveil, il se redressa tout seul dans son lit. Samsara le retrouva en larmes, recroquevillé sur lui-même, les mains dans le dos. Lorsqu’elle s’assit à côté de lui, il tremblait.
-Il n’y avait rien à faire, je suis désolée. Le bout de tes ailes étaient entièrement brûlé, j’ai sauvé ce qui pouvait l’être… Mes guérisseurs ont fait le maximum. Malgré le chagrin, l’ancien esclave lui était reconnaissant de lui avoir sauvé la vie et d’avoir pansé ses blessures, il ne lui en voudrait pour rien au monde. Les souvenirs de cette nuit cauchemardesque lui revinrent en mémoire, le feu qui dévorait le manoir et embrasait ses plumes, les démons qui l’avait pourchassé à cheval. Mais le Déchu se savait en sécurité ici.
Samsara avait trouvé un villageois qui parlait le démonique, un ancien esclave tout comme lui qui les aida à communiquer, dans un premier temps. Puis, le rescapé apprit à parler la langue commune, petit à petit, tout d’abord dans l’enceinte de l’infirmerie où il séjourna quelques temps, puis auprès des autres Déchus de la Vallée. Quand il en sut un peu plus, qu’il fut en mesure d’échanger avec les autres habitants et quand ses plaies ne furent plus qu’un mauvais souvenir, Samsara le laissa rejoindre son propre logis.
-Au fait, tu ne m’as toujours pas donné ton nom ! -J’en ai pas. Répliqua simplement le jeune homme.
-C’est absurde, tout le monde à un nom. Il t’en faut un à toi aussi. Dit-elle avec détermination.
-Les démons m’appelaient Vargas… -Non ! Pas un nom qui t’a été donné par ces barbares ! Et puis ce n’est même pas un nom, c’est un animal… D’accord, je vais te trouver un nom. La jeune femme semblait tellement déterminée que le Déchu ne trouva rien à lui répondre, il resta silencieux en lui renvoyant un sourire. Elle réfléchit pendant un moment puis lui proposa :
-Que dirais-tu de … hm … Brahma ? -Brah-ma… répéta-t-il en essayant de le répéter correctement.
-Ça ne fait pas trop enfantin et ça ne sera pas trop difficile à prononcer pour toi, je trouve qu’il te va bien ! Le sourire aux lèvres, Brahma sentit la chaleur envahir sa poitrine. Il avait un nom, quelqu’un lui avait donné un nom qui n’était ni dédaigneux, ni rabaissant. Il n’avait jamais été aussi heureux. Après avoir quitté la jeune femme qu’il avait remercié mille fois, le Déchu savait exactement où se diriger. Il voulait partager la nouvelle avec son bienfaiteur, le jeune éclaireur qui l’avait trouvé laissé pour mort et qui était venu le voir à son chevet, plusieurs fois.
-Jay ! J’ai un nom ! S’écria-t-il à l’approche du camp d’entraînement.
Brahma manqua de trébucher dans sa course, lorsqu’il atteignit les barrières qui bordaient le terrain, quelques Déchus vinrent à sa rencontre. L’un deux lui donna une tape franche sur l’épaule pour le féliciter, un autre lui serra la main, le jeune Déchu fut accueilli avec franche camaraderie, chacun l’encourageant à sa façon. Jay resta presque de marbre, comme toujours, mais proposa à Brahma de rejoindre les éclaireurs, ce que ce dernier accepta avec plaisir. Samsara s’y opposa dans un premier temps, le jeune rescapé devait encore se reposer selon elle, mais elle fut bien obligée de capituler devant sa détermination.
Les éclaireurs lui apprirent à se battre, à défendre le village, ils firent réapparaître en lui la fougue et la gouaille que le jeune homme avait peu à peu perdu au contact de ses bourreaux. Bientôt, l’esclave brûlé et meurtri ne fut plus qu’un mauvais souvenir. A présent, le village est son foyer, les démons n’ont plus la moindre emprise sur lui.