[Suite de Textes] Captivité [Klane]

Il avait perdu connaissance, comme souvent, et grogna en ouvrant l’oeil qui n’était pas tuméfié. Sans bouger, le démon chercha à faire le diagnostic de ses blessures, à s’en détacher le plus possible. Lui qui avait toujours détester qu’on considère un corps comme un outil, ça avait rapidement été sa manière de supporter, à chaque fois avec un pincement au coeur en songeant à celui chez qui il avait lutté pour effacer cette manie. Il était hélas certain qu’à présent, tout aurait été à refaire.

Economisant ses gestes au possible, il roula sur le flanc, s’éloignant du sang gelé qui maculait le sol. L’hiver était la période la plus intenable, le froid ne le quittait jamais, il perdait plus d’énergie à trembler pour se réchauffer. Mais l’écoulement des saison lui donnait une idée du temps qui passait, au moins. Les jours se ressemblaient trop, sinon, pour qu’il en soit certain.

Lorsqu’il eut réussi à s’asseoir, pour réenfiler la tunique miteuse qui lui servait de vêtement, le démon se traina jusqu’au coin de sa cellule. Cette fois-ci, ils avaient brisé sa jambe. Ce n’était pas la première fois, pas la dernière. Ils s’arrangeaient toujours, une fois qu’il avait perdu connaissance, pour s’assurer que les os se ressouderaient correctement. Ils ne souhaitaient pas l’estropier durablement, et c’était certainement ça le pire.

Cela faisait 36 ans que ce manège durait. Et le infernaux, inlassables, se servaient de lui -et d’autres - aussi bien comme exemple pour effrayer les nouveaux revenants que comme de défouloir. Il essayait de ne pas penser aux quelques démons qu’il avait déjà vu passer. Des “bons éléments”. Ceux qui n’étaient pas comme lui, pas un paria. Ceux qui pouvaient jouir d’un autre démon, parce qu’ils étaient dans les petits papiers de leurs tortionnaires.

Son regard erra sur la cellule, à la recherche de nourriture. Au cas où, mais il n’y croyait pas vraiment. Il n’était pas encore à bout, pas assez faible pour avoir besoin d’un repas. Ses muscles avaient fondu, ses cheveux avaient terni, et il s’était longtemps demandé pourquoi les infernaux lui avaient laissé ses cornes. Puis il avait fini par comprendre. Ils voulaient lui rappeler qu’il aurait pu, presque, être comme eux. Un animal, un infernal… Cela avait affermi sa détermination de ne pas céder. Il valait mieux qu’eux. Ils étaient des bêtes, et lui un dresseur.

Avec un soupir épuisé, le démon ferma l’oeil, cherchant une position un peu plus confortable pour son corps malmené et s’autorisa un soupir. Comme souvent lorsqu’il était seul, il cherchait à se raccrocher à quelque chose. Un simple nom, qu’il soufflait recroquevillé sur lui-même, pour s’assurer que personne ne l’entrendrait jamais.

“Sreyn…”

Fourbu, le démon referma avec prudence la porte sur lui, aux aguets comme toujours lorsqu’il rentrait dans sa cahute. Il lui était déjà arrivé de tomber dans une embuscade, et depuis il se méfiait constamment. Avoir conscience qu’on était en bas de la chaîne alimentaire aidait à de prémunir des risques inhérents à cela, mais c’était épuisant. Il n’avait pas le droit aux armes autres qu’un bâton, et le bracelet inhibiteur le privait de ses pouvoirs.

Les premiers mois, il était trop faible pour se défendre. Tant qu’on était pas abîmé, après tout, les infernaux fermaient les yeux. Comme s’il allait se plaindre à ses enflures. Chercher leur protection. Un reniflement méprisant envers lui-même fut le seul bruit qui résonna dans la pièce unique. Il refusait l’aide des infernaux, mais il avait tout de même fini par baisser son froc devant eux.

A chaque fois, il se rappelait pourquoi il faisait cela, pour se focaliser sur le fait qu’il avait eu raison d’agir ainsi. S’il avait eu raison, alors… les choses ne pouvaient pas être si horribles que ça. Il abandonna ses affaires et bloqua la porte avec son bâton, sachant bien que, si un infernal souhaitait rentrer pour une raison ou une autre et n’y parvenait pas, il se ferait sévèrement recadrer. Il se permettait encore de toutes petites marques de rébellion, jamais plus que cela.

Puis il retira ses vêtements pour les lancer sur le tas de linge sale dont il devrait s’occuper et se rapprocha du coin où, en tirant un panneau de bois, il évitait de mettre de l’eau partout en se nettoyant dans un baquet. Il savait que les infernaux avaient des systèmes pour avoir de l’eau chaude - vraiment chaude - et qu’il en était privé, comme tous les parias. Progressivement, il regagnerait ses droits. Il lui faudrait une décennie complète pour voir son bracelet retiré.

Les quatre décennies et demi passées dans les cellules infernales l’avaient immunisé contre l’eau froide. Il ne se plaignait pas des repas, même si les meilleurs morceaux de viande étaient réservés aux démons bien vus par les infernaux et qu’il se retrouvait souvent avec ce que beaucoup auraient considéré comme des déchets. Avant. Il volait un peu de viande lorsqu’il nourrissait les animaux qu’il dressait, se contentait de ce qu’il avait sinon.

Une fois séché, le démon fit plusieurs exercices pour reprendre du muscle. Il avait un travail physique, mais ce n’était pas suffisant. Il devait être capable de faire face à deux, peut-être trois adversaires. L’idée de dormir sans pouvoir fermer la porte l’effrayait plus qu’il ne voulait bien l’admettre. Pourtant, après s’être entraîné jusqu’à épuisement et rincé à nouveau - il n’avait plus vraiment l’impression de réussir à être propre - il fut bien obligé de retirer la maigre protection que lui offrait le bâton en travers de la porte. Il le remplaça par un pot en terre, trop léger pour bloquer quoi que ce soit, mais dans lequel il avait mis des petits os et morceaux de métal qui le réveilleraient en cas de problème.
Puis enfin, il récupéra la bouillie qu’il avait cuisinée la veille, et mangea à même la gamelle. Il était déjà fatigué. Il se laissa ensuite tomber sur le le lit, le bâton à portée de main et roula précautioneusement sur le dos, ramenant ses couvertures au dessus de lui. Il ne cherchait plus à se raccrocher à un nom pour tenir le coup. Il avait bien trop honte pour cela, et pourtant… Il avait abdiqué pour lui…

La porte s’ouvre et l’être dissimulé derrière se recroqueville, les yeux écarquillés, dans une position défensive pitoyable. L’infernale le fixe, observe la terreur et la détermination qui emplit l’expression de ce qu’il a devant lui. Il sait qu’il ne le fera pas céder, pas comme ça. Il est de ceux qui ne craignent pas assez la douleur pour cela, qui placent leur honneur, leur égo, bien au dessus du reste. Et pourtant, lorsqu’il se rapproche, il voit bien que la chose est obligée de se mordre la lèvre pour ne pas gémir de peur.

Lentement, parce que chaque geste peut se transformer en coup et que l’esclave n’a aucun moyen pour se défendre, l’infernal s’accroupit devant le captif, tend la main. Il la pose sur les cheveux roux et sales, mais n’a pas besoin de tirer dessus pour avoir l’attention de ce qui a été un démon. Il sait que celui-ci préserve ses dernières forces pour attaquer, mais ne montre aucune peur. Pas devant ce débri.

“Sreyn Arkhenneld.”, annonce-t-il tout simplement, parfaitement monocorde.

Cela suffit. Une étincelle dans le regard, au delà de la peur. La bête attaque, cherche à blesser, et l’infernal s’écarte souplement, donne plusieurs coups de pieds, brutaux, visant les côtes, les jambes, tout ce que l’esclave replie pour se protéger. Il ne s’arrête que lorsque la protection devient moins crispée, qu’il sent la chose au bord de l’inconscience. Cette fois, il a le plaisir de devoir tirer sur les cheveux pour que l’autre réussisse à lever la tête.

Alors, il lui énonce lentement la dernière semaine du chirurgien. Ses déplacements, ses passages à la VIe légion, tout, avec une précision qui souligne qu’à chaque instant, il suffirait d’un rien, qu’ils le veuillent, pour attaquer mortellement le démon. Lorsqu’il a terminé, il se délecte de son effet sur son prisonnier.

“Tu n’aimes pas que je te parle de lui, hein ? Tu n’aimes pas l’idée que, pour t’apporter ce nom, nous ayons dû fouiller, trouver…Le trouver, lui. Peut-être même l’avoir à notre merci.”

Il sent un tremblement, sous la main qu’il a posée autour de la gorge de la loque, et son sourire s’agrandit.

“Nous avons prévu une attaque, sur la Géhenne. Il va y avoir un grand bal, avec tout le gratin. Ton fils, ton cher Sreyn, même tes filles… Ils ont tous confirmé leur venue. Et lorsqu’ils seront tous réunis, nous les massacrerons. Eux, en particulier.”

L’infernal observe l’effet de cette nouvelle sur son captif, le changement, dans le regard. Le prisonnier ne parle pas - rarement, seulement pour insulter, en général - mais quelque chose est en train de se briser. Il voit le cheminement de pensées, lent et implacable, la main quitte la gorge pour aller caresser la joue recouverte d’une barbe inégale, flatte une corne. Il est temps de le briser.

“Il nous a fallu un moment pour comprendre pourquoi tu ne t’intéressais pas à ce qu’il reste de ta famille. Le temps de remonter, reconstruire… Tu comptais sur lui, n’est-ce pas ? Pour protéger ton fils de nous. Mais cette fois-ci, c’est toi qui a une chance de les sauver, personne d’autre. J’irai dans la Géhenne, attaquer et tuer les démons. Il ne tient qu’à toi de changer le sort qui leur est dévolu. Promets-nous obéissance, et ils feront partie des survivants. Continue à t’entêter… Je te ramènerai leurs têtes.”

La supplication, la peur pour autrui, puis, enfin, elle apparaît. La résignation. L’infernal lâche le démon et se relève. Il suffit d’attendre. Quelques secondes. L’esclave essaye de se redresser, réussit à peine à s’asseoir à moitié, mais lève un regard éteint vers son tortionnaire.

“D’accord.”

Le sourire de celui-ci s’élargit, et il passe les doigts dans la chevelure rousse comme il le ferait dans le pelage d’un animal. Puis il se recule et défait la ceinture de son pantalon, dénudant son bas-ventre avant de tendre la main.

“Très bien. Prouve moi que tu es obéissant, Klane.”