Lysanderos Drökkazgrarn [Terminée]

On l'aura comprit, en tant que Seigneur démoniaque, j'ai reçu une éducation assez stricte. Mon plus gros problème a été – et est toujours – mon frère. D'une part parce qu'il s'arrangeait toujours, quand nous étions enfants, de me surpasser. D'autre part, parce qu'en tant que frères jumeaux, le sujet de la succession devenait un problème.

Visiblement, il n'était pas rare de voir naître des jumeaux dans notre arbre généalogique. Et lorsqu'il s'agit de deux mâles, il n'y a que deux moyens de régler ce problème de succession : soit en s'attirant les faveurs du chef de famille actuel, soit en éliminant purement, simplement et discrètement son rival. Or ce dernier point, déjà parfois complexe, devient un vrai challenge dans notre famille. Car le pouvoir qui se transmet de génération en génération chez les Drökkazgrarn ne rend pas la tâche aisée : il nous est possible de percevoir une vision de l'avenir, dans notre entourage direct. Et même s'il s'agit là d'une possibilité parmi d'autres, il nous est possible de déterminer la probabilité que telle ou telle vision s'accomplisse selon le contexte dans lequel nous recevons la vision.

Ce n'est pas entièrement fiable, certes. Il est toujours possible qu'une vision ne nous montre qu'un futur improbable qui ne se réalisera jamais, ou qu'un élément vienne empêcher un futur probable de se réaliser. L'histoire de notre famille – la version que nous avons, que nous ne communiquons jamais qu'entre possesseurs de ce pouvoir – est parsemée d'ancêtres qui ont fait aveuglément confiance à leur pouvoir et ne se sont jamais réveillés, ou d'ancêtres qui s'étaient montrés plus malins et étaient parvenus à devenir chef de famille. Notre propre père, Ishkarnagh, était parvenu à tuer son propre frère en se jouant de lui, en le faisant disparaître dans un malheureux accident de chasse.

C'était surtout notre père qui supervisait notre éducation, en particulier en ce qui concernait nos pouvoirs : il n'y avait que devant lui que nous pouvions nous exercer. Notre pouvoir héréditaire, lié à notre troisième œil, devait rester un secret connu seulement de ceux le possédant. J'avais prêté serment de ne jamais révéler à quiconque ce secret, et dussé-je avoir un fils, lui enseigner à lui seul, et le faire jurer à son tour.

Notre mère, Belitandrasta, n'avait pas à participer à notre éducation, nous n'eurent donc que peu de contacts avec elle. Nous avions un précepteur, un démon âgé qui avait déjà enseigné à mon père et son frère dans leur jeunesse, et qui nous enseigna l'histoire, la géographie puis, les années passant, quelques règles de stratégie et techniques de combat. Histoire que nous soyons en mesure de nous défendre, mon frère et moi. Je m'arrangeai pour exceller dans les matières où Kishranshar peinait, et pour le surpasser là où nous étions à égalité – ou dans celles où il me dépassait.

Ce fut une course depuis le début de mon enfance, une rivalité pour gagner les faveurs de mon père. Et Nymrasak sait à quel point cet homme est exigeant. Et peu expressif. Jusqu'à notre majorité, nous ignorions sur lequel d'entre nous notre père portait sa préférence. Ce qui ne nous empêchait pas de nous affronter, mon frère et moi, soit dit en passant. Kishranshar était même tellement sûr de lui qu'il me narguait autant qu'il le pouvait. Il avait vraiment le don de me provoquer. … Il l'a toujours.

Lors de notre 66ème anniversaire, nous eurent donc l'occasion d'être tous les deux célébrés lors d'une seule et même cérémonie. Après un long discours de notre père sur notre famille, et le nom que nous portions – tout en évitant d'aborder la question de l'héritage – nous eûmes l'honneur de rencontrer Caidreachas Sarpaniterua, que notre père nous présenta comme future-épouse pour une alliance. Mais nous allions devoir déterminer qui devrait l'épouser. Et pour cela, il nous fallait porter honneur au nom des Drökkazgrarn. Les courses pour devenir le futur chef de famille étaient désormais officielles.

Kishranshar se lança dans la politique. Moi, je m'engageais dans la VIe légion en 24 450. Mon statut de Seigneur démoniaque me permit de ne pas rester soldat très longtemps, et mes faits d'armes pendant la guerre me permirent de gravir les échelons pour devenir Colonel.

Statut que je rapportai donc chez moi. Et j'appris que j'étais celui qui apportait le plus d'honneur à notre nom ; la politique était plus complexe pour Kishranshar. J'avais survécu à la guerre et gagné un bon rang dans l'armée. Je pus donc marier Caidreachas, qui m'offrit deux enfants – vous vous souvenez que j'ai parlé de jumeaux dans mon arbre généalogique ? – un garçon, Doshrasach, et une fille, Ishtarna, âgés désormais de 42 ans. Avec des héritiers, et mon nouveau statut de Général, je suis désormais celui qui est en bonne position pour devenir chef de famille.

Ce qui n'est peut-être pas pour plaire à tout le monde. Mais pour le moment, je suis supérieur à mon frère.

Et je vais m'arranger pour que cette situation dure.